Chers amis,
Les Européens s’apprêtent à prendre leurs vacances à un moment où la pandémie de Covid-19 semble s’éloigner d’eux, malgré les clusters qui apparaissent ici ou là. Pour autant, nous ne sommes pas à l’abri d’une prochaine vague. Après tant de discours imprudents, plus personne n’ose d’ailleurs émettre des prévisions trop précises. En tous cas, toute accalmie confirmée se prête à des réflexions plus larges tant sur les conséquences de la catastrophe que sur les dysfonctionnements qui l’ont permise.
D’une façon générale, la plupart des commentateurs s’accordent pour dire que, dans tous les domaines, la crise a agi comme un catalyseur, voire comme un révélateur de tendances préexistantes. Ainsi, dans l’économie, certaines entreprises déjà menacées comme dans la grande distribution vont-elles disparaître plus rapidement. Partout, les chaines de production seront à la fois raccourcies et diversifiées pour réduire les risques, politiques ou autres, de ruptures d’approvisionnement. Beaucoup d’activités seront relocalisées. Dans le même ordre d’idées, les échanges se feront moins à flux tendus. On peut également prévoir, au-delà des précautions sanitaires, un ralentissement du trafic aérien international ou même national au profit des échanges par visioconférences que d’innombrables entreprises ont appris à pratiquer à l’occasion du confinement. D’un autre point de vue, on doit s’attendre au renforcement de la politisation de l’économie internationale, c’est-à-dire à une accentuation de la corrélation entre géopolitique, géostratégie et géo-économie. Le tout formant une sorte de « géo » à la puissance trois. Les Etats s’attacheront de plus en plus ouvertement à protéger celles de leurs entreprises qu’ils considéreront comme « stratégiques », ou tout au moins des points jugés critiques de leurs activités. Le droit à la concurrence s’en trouvera bouleversé. Je pense par exemple à la probable course pour les subventions entre Boeing et Airbus, avec en arrière-plan la montée d’un avionneur chinois. Les investissements directs et les mouvements de population seront de plus en plus contrôlés.
Ces quelques remarques ne prétendent évidemment pas à l’exhaustivité. Elles ne font qu’illustrer un retour partiel vers la forme prémoderne de l’économie internationale, selon laquelle on échange essentiellement les biens, alors que les facteurs de production (le capital et le travail dans la typologie classique) sont peu mobiles. Ainsi l’OMC est-elle l’Organisation Mondiale du Commerce, et non pas des échanges économiques en général. Toutes ces transformations se traduiront dans bien des pays par une augmentation du chômage de transition plus rapide que ce à quoi on pouvait s’attendre avant la pandémie.
Certes, l’ouverture sans précédent des vannes de la monnaie partout dans le monde, a permis d’éviter le pire c’est-à-dire les faillites en chaine d’entreprises structurellement viables et à la limite le cauchemar de l’effondrement comme un château de cartes de toute l’économie mondiale. Un peu comme ce qu’a vécu la Russie dans les années 1990, mais à l’échelle planétaire. On n’ose penser à ce qui s’en serait suivi. Une fois de plus, la communauté des Banques centrales a remarquablement réagi. Mais les meilleures actions ont leur face négative : en l’occurrence, l’explosion des dettes publiques. Ce qui est véritablement inédit dans cette affaire est la simultanéité du phénomène partout dans le monde, mais aussi et peut-être surtout le fait que cela se soit produit après une période de stabilité des prix d’une durée exceptionnelle. Cette stabilité me semble due à l’accroissement de la pression concurrentielle, notamment sur les salaires dans les pays développés en conséquence de l’ouverture de l’immense réservoir de main d’œuvre des pays émergents. Avec une démondialisation même partielle, la vraie inflation ou la stagflation, celle dont les Européens au moins de l’Ouest ont oublié les conséquences néfastes, pourrait revenir dans les pays occidentaux. En même temps, dans le reste du monde privé en partie de ses débouchés, les difficultés sociales augmenteraient également. Rien n’est plus facile que de construire sur le papier un modèle mathématique produisant l’illusion de la viabilité d’une dette perpétuelle et mes amis macroéconomistes ne s’en privent pas. Encore faut-il ne pas avoir la naïveté d’y croire. La conclusion est qu’il faudra un surcroît de coopération économique internationale innovante.
Cette remarque me conduit à revenir sur la question de la gouvernance mondiale. Celle-ci était déjà mise à mal bien avant la pandémie, en raison d’une perte de confiance généralisée exacerbée par le laisser-aller dans le comportement de nombre de dirigeants politiques. A commencer par le chef de l’Etat le plus puissant du monde, dont on attendrait au contraire qu’il donne l’exemple. Sans doute le recours systématique à l’insulte ou à la désignation de boucs émissaires fait-il partie de l’arsenal des leaders populistes. Il est également vrai que l’émergence des réseaux sociaux a banalisé les invectives, les fake news et le retour à la loi de la jungle, où le bon sauvage cher à Rousseau n’a guère sa place. Mais si le champ international devenait une foire d’empoigne où l’émotion écraserait la raison, alors qu’objectivement la coopération internationale paraît plus nécessaire que jamais, le risque d’une sorte de troisième conflit mondial deviendrait sérieux.
La pandémie a indirectement donné un coup d’accélérateur à la dégradation des relations sino-américaines et à l’affaiblissement du multilatéralisme, alors qu’elle aurait dû conduire les principaux Etats de la planète à affronter leurs responsabilités conjointes. Le surgissement d’un phénomène susceptible de provoquer une pandémie illustre parfaitement la notion d’effet papillon, lorsqu’une cause minuscule provoque des conséquences immenses. La détection précoce d’un tel phénomène, la collecte et l’interprétation des données correspondantes, l’accès à ces données et leur partage, l’organisation nationale et internationale de la prévention face à ces types de risques (sanitaires en l’occurrence, mais aussi financiers ou autres), la répartition des responsabilités qui en découlent, la détermination de qui finance quoi et de qui a un droit au regard sur quoi : telles sont quelques-unes des questions inévitables face à un monde de plus en plus interdépendant et complexe, dans lequel par conséquent les effets papillon sont voués à proliférer. Il est facile d’accuser la Chine et l’on a effectivement de bonnes raisons de s’interroger à son sujet, ou encore de fustiger l’OMS. Cette dernière a les défauts de bien des organisations internationales dont la parole confine à la langue de bois dès qu’on s’écarte des balises. L’OMS a une action normative, mais elle n’exerce aucun pouvoir direct sur ses pays membres (en particulier, aucun droit d’accès direct à ses données) et ne dispose d’aucune structure préventive lui permettant d’agir en cas d’urgence. Son directeur général n’a pas plus de troupes que le Secrétaire général de l’ONU. Les organisations sont indispensables pour donner consistance à la coopération internationale. Encore faut-il que leurs missions soient définies sans ambiguïtés et qu’elles jouissent de délégations de pouvoir adaptées à l’exercice de ces missions. A cet égard, l’institution la plus exemplaire est le FMI. Mais force est de constater qu’actuellement les principales puissances de la planète manifestent la conception la plus étroite de la souveraineté. C’est de mauvais augure face à la multiplication des risques qui se profilent à l’horizon.
Malgré tout, je souhaite terminer sur une note optimiste. Plongé depuis longtemps dans la vie internationale, je suis moins frappé par l’ampleur des drames de l’histoire que par leur limitation. Puisque l’actualité favorise les métaphores médicales, je dirai que malgré les apparences le système immunitaire de la société internationale ne fonctionne pas si mal. Globalement, au cours des trois derniers mois, après un démarrage inquiétant, la qualité de la réponse européenne m’a paru au-dessus de toutes les espérances. Et dans l’affrontement entre les Etats-Unis et la Chine, je suis prêt à parier que les forces de la raison l’emporteront sur les pulsions. Le plus difficile, pour ces deux puissances, sera d’admettre l’absolue nécessité, dans les prochaines décennies, d’un minimum de partage de la souveraineté, sans lequel le multilatéralisme sera de plus en plus lettre morte. C’est alors que les grandes guerres redeviendraient possibles.
Il me reste à vous souhaiter le meilleur été possible et à vous donner rendez-vous fin août pour ma prochaine lettre.
Thierry de Montbrial
Président et fondateur de la WPC
Président et fondateur de l’Ifri
30 juin 2020
WASHINGTON, DC – With the COVID-19 catastrophe having laid bare the vulnerabilities inherent in a hyper-connected, just-in-time global economy, a retreat from globalization increasingly seems inevitable. To some extent, this may be desirable. But achieving positive outcomes will depend on deep, inclusive, and effective multilateralism.
One of the most powerful drivers of support for deglobalization is the vulnerability of production models that rely on long and complex global supply chains, which have sacrificed robustness and resilience at the altar of short-term efficiency and cost reduction. With many companies and industries dependent on faraway suppliers – and lacking any alternatives – no part of such value chains can function unless all parts do. And as the COVID-19 crisis has shown, one never knows when parts will stop functioning.
This is especially true with regard to China, a global supply-chain hub. The country is central to the manufacture of a wide range of common consumer products, including mobile phones, computers, and household goods. Moreover, it is the world’s largest supplier of active pharmaceutical ingredients, so a crisis affecting production there can disrupt medical supplies worldwide.
It should not be surprising, then, that China’s COVID-19 lockdown immediately affected global production. Fortunately, China seems to have brought the coronavirus under control, and economic activity in the country is returning to normal, so the disruption has been limited. But there is no guarantee that the next disruption will not be more severe or last longer.
Such a disruption could come in the form of another public-health crisis or a natural disaster. But it may also be a political decision – what the political scientists Henry Farrell and Abraham L. Newman call “weaponized interdependence.”
This was a source of apprehension even before the pandemic, when the United States cited national security concerns to block Chinese telecommunications giant Huawei from its markets and restrict its access to US technologies and suppliers. Many governments are also intensifying scrutiny of foreign investments, lowering the thresholds beyond which restrictions are triggered, increasing the number of sectors deemed strategic, and working to repatriate production in these areas.
Many climate activists also call for more local production. Global shipping emitted 796 million tons of carbon dioxide in 2012, accounting for about 2.2% of total anthropogenic CO2 emissions for that year, according to the International Maritime Organization. Reducing the distances over which goods are transported would advance the world’s emissions-reduction goals. But at what cost?
Efforts to prevent “carbon leakage” – when companies shift production away from countries that have implemented strong emissions-reduction measures (such as carbon prices, cap-and-trade mechanisms, or strict regulations) – would also imply some deglobalization. Already, some advocate carbon border taxes to discourage this phenomenon – an approach that would strengthen the incentive for local production.
All of this suggests that some degree of deglobalization, with an emphasis on robustness and sustainability, may be both inevitable and desirable. But this process carries serious risks, from skyrocketing production costs to geopolitical conflict.
To be sure, some increase in production costs will be unavoidable, as countries try to diversify their supply chains and build more redundancy into them. And it may not be too difficult for very large economies to cover the costs of diversifying their production. But small and medium-size economies would find the costs prohibitive. Countries attempting to stockpile supplies of vital goods would also run into cost constraints.
Climate concerns and carbon border taxes could compound the problem, by spurring cycles of retaliation and intensifying strain on international trade. Likewise, reducing trade and foreign investment in the name of national security may actually increase political tensions and, by spurring a cycle of reprisals, place economies on a downward spiral.
The emergence of two large and diversified blocs centered around the US and China could reduce some of the economic costs of deglobalization. But it would also undermine the agency of most countries (which would be forced to choose a side), further politicize the global economy, and erode the legitimacy of the international order. Moreover, by entrenching a volatile long-term rivalry, it would pose a grave threat to peace. The addition of a third bloc, comprising the European Union and other cooperation-oriented economies, would not do much to offset these disadvantages.
A better approach would be based on effective forms of multilateral and global cooperation. To ensure adequate pandemic preparedness, for example, the world should develop a more ambitious shared early-warning system and agree to stockpile medical equipment in regional centers, overseen by the World Health Organization, with established cost-sharing policies and flexible deployment plans. Similarly, protocols and financing for rapid vaccine development and production capacity should be agreed (and continually updated). This would place the world on a stronger footing to manage a large-scale disease outbreak than an every-country-for-itself approach.